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LETTRE III : Ami : un mot, une réalité
(à l'heure des "amis facebook")
Le porteur de tes lettres, tu me le présentes comme un ami mais me recommandes de ne pas lui faire de confidences à ton sujet, ayant l'habitude de t'en abstenir.
Ainsi, dans le même paragraphe, tu lui accordes et lui dénies le titre d'ami.
Je peux concevoir que tu débutais par une formule d'usage, notant "mon ami", comme on qualifie d'«honorable» tout candidat officiel, comme nous donnons du "monsieur" au premier venu dont le nom nous échappe.
Mais si, quelqu'un en qui tu n'as pas une totale confiance, tu le crois ton ami, tu t'abuses grandement, tu méconnais l'essence de la véritable amitié.
Aborde toutes choses avec un ami car tu l'as choisi, jugé digne de l'être.
L'amitié formée, la confiance est indispensable ; avant il faut du discernement.
C'est agir à contre-sens, et enfreindre le précepte de Théophraste [« Il ne faut pas juger en aimant, mais aimer après avoir jugé »], que de se lier avant de se connaître, pour rompre quand on se connaît.
Réfléchis longuement avant d'accueillir tel ou tel comme ami ; la décision prise, ouvre-lui ton âme et parle avec lui aussi librement qu'avec toi-même.
Nous devons certes vivre de sorte à pouvoir confier nos pensées à notre ennemi lui-même ; néanmoins, comme en certaines circonstances, il est d'usage de tenir des choses secrètes, avec ton ami du moins partage tous tes soucis, toutes tes pensées.
Crois en sa fidélité, tu l'obligeras à être fidèle. Que de fois, en effet, on encourage à tromper, en craignant de l'être ! On favorise, autorise même, l'infidélité par d'injustes soupçons !
Et pourquoi retenir un secret devant un ami ? Pourquoi, en sa présence, ne pas se sentir comme avec sa seule conscience ?
Ce qui ne doit se confier qu’à l’amitié, certains le content à tout venant ; toute oreille leur convient pour y décharger le secret qui les brûle ; d'autres, inversement, redoutent de s'ouvrir à leurs amis les plus chers, et ensevelissent leurs secrets au fond de leur âme ; s'ils le pouvaient, ils se les cacheraient !
Fuyons ces extrêmes : se confier à tout le monde et ne se fier à personne, constituent deux défauts opposés ; l'un est plus honnête, l'autre plus sûr.
De même, l'on doit blâmer dans un homme le perpétuel mouvement ou une continuelle inaction : l'agitation tumultueuse n'est pas une véritable activité mais une fièvre, un affolement de l'esprit ; et ce n'est plus jouir du repos, qu'une oisiveté sans la moindre action, c'est sombrer en faiblesse, un marasme.
Sur ce sujet, je livre à tes réflexions cet aphorisme lu chez Pomponius : « il est des yeux tellement habitués aux ténèbres, qu'ils voient trouble en plein jour. »
Il faut savoir concilier les deux états : qu'au repos succède l'action, qu'à l'action succède le repos. Consulte la nature : elle a fait le jour et la nuit.
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